La Russie inachevée

Y a-t-il en tout, mais d’abord dans le malheur, une exception russe ? Une fatalité qui ferait échapper ce peuple et ce pays aux convergences de la mondialisation, qui les ferait diverger d’une évolution favorable qui profite même aux plus déshérités de leurs anciens vassaux ? Des pesanteurs qui, à chaque pas en avant, les tirent à nouveau en arrière ou vers le bas ? Le mieux est d’y aller voir, comme toujours, mais, à la manière de Michelet brossant ses Tableaux de la France, d’aller, si l’on peut dire, sur le terrain du Temps, là où l’on voit mieux affleurer ou saillir les grandes permanences d’un pays. Dans le cas russe, ce sont : l’immense espace, et donc ses décompositions et recompositions successives ; le pouvoir total, ses chutes et ses restaurations ; la tentation européenne ou le rejet de cette appartenance ; le retard sur tout et sur tous, et les effets de la conscience de ce retard ; la peur de l’extérieur avec sa double traduction dans l’expansion et l’agressivité. De quel poids pèsent ces grand traits du passé dans l’évolution de la Russie actuelle, confrontée à un problème qui menace gravement son avenir : une régression démographique sans précédent ? Un tel phénomène, inconnu partout ailleurs, est-il compatible avec la survie d’un pays et la permanence de son identité ? Tout est-il perdu pour la Russie affaiblie, alors que jamais les chances de renaître à la liberté et de se ” mondialiser ” n’ont été aussi grandes pour elle ? Historienne de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française, a notamment publié chez Fayard “La Gloire des nations” ,” Victorieuse Russie”, “Le Malheur russe”, ainsi qu’une biographie de Nicolas II et une autre de Lénine. Parmi tous les pays qui ont appartenu au bloc soviétique, la Russie est probablement celui dont l’avenir est le plus incertain. Après une brève période d’euphorie, la confiscation quasi exclusive du pouvoir politique et économique par des clans liés au crime organisé est apparue au grand jour, sur fond de misère, de régression démographique, de dislocation de l’empire et de perte de prestige international. Sans nier les conséquences désastreuses de la période communiste, Hélène Carrère d’Encausse, spécialiste reconnue de l’histoire russe, a voulu remonter beaucoup plus loin pour étudier les facteurs qui, de la fondation de la Russie en 988 à la Révolution de 1917, expliquent la singularité russe. Immensité du territoire, rigueur du climat, lutte permanente contre les invasions, recherche de débouchés maritimes, conception particulière de l’État, lien indissoluble entre le pouvoir et l’Église : tous ces éléments sont examinés au fil des règnes qui ont le plus marqué l’histoire de la Russie. Saura-t-elle enfin exploiter toutes ses potentialités, s’ancrer à l’Europe, combler ses retards, en somme ne pas être victime de la mondialisation comme elle l’a été du communisme ? Le défi semble bien lourd pour cette Russie inachevée. –Thomas Ferrier La Russie est “inachevée”, explique l’académicienne, reprenant une expression de Pouchkine, donc ouverte à tous les progrès, parce qu’elle n’est pas arrivée au bout de sa quête de la modernité et de l’Occident. Mais elle avance résolument sur ce chemin malgré les reculs et les déconvenues car, Hélène Carrère d’Encausse en est convaincue, la Russie n’est pas condamnée “par quelque mystérieuse fatalité à toujours échouer dans sa marche au progrès”. Au contraire, son effort est tendu vers l’Europe et les réformes, même s’il a été contrarié au cours des siècles par des brusques coups d’arrêt donnés par des puissances extérieures – l’occupation mongole – ou par des bouleversements intérieurs – la révolution de 1917. Dans “La Russie inachevée”, Hélène Carrère d’Encausse raconte ce cheminement et ses hésitations, les brusques poussées de réformisme et les rechutes dans l’obscurantisme, le sort tragique qui s’acharne sur les monarques éclairés, et les nouveaux départs. Pourquoi, malgré une prospérité et une mondialisation qui profitent même à ses anciens vassaux, la Russie semble-t-elle désespérément enfoncée dans la précarité ? Pour comprendre l’exception russe, Hélène Carrère d’Encausse nous plonge dans l’histoire. Territoire démesuré, successivement morcelé et recomposé, caractère totalitaire du pouvoir, attitude ambiguë face à l’Europe, retards accumulés, peur de “l’extérieur”. L’historienne spécialiste de la Russie fouille le passé pour mieux comprendre ses traces dans le présent, et pose la question du problème sans précédent de régression démographique que connaît la Russie actuelle. Un ouvrage complet et novateur qui, loin du fatalisme de certains, expose les causes d’un affaiblissement, mais décrit aussi le pays que les Russes sont en droit d’espérer.