Les Vignes de Berlin

«Ce coteau de Champagne qu’on appelle Berlin me parle d’ailleurs. J’interroge dans ce récit biographique les silences des hommes de ma famille. Mon grand-père vigneron, ancien combattant de 1914, injustement arrêté comme collaborateur en 1944. Mon père, instituteur idéaliste, à peine débourbé de sa forêt, prisonnier dans un stalag pendant plus de trois ans, résistant, à qui je dois ma vocation pour la lecture et l’écriture. Ils me cèdent presque malgré eux quelques bribes sorties de la nuit des humbles…» DR. Recherchant inlassablement les traces d’un pays qui n’est plus et d’un homme resté fidèle aux rêves de sa jeunesse, Daniel Rondeau, auteur d’une vingtaine d’ouvrages, livre ici la source de son maître roman Dans la marche du temps (Grasset, 2004) et le premier volume d’une geste autobiographique dont le déjà mythique L’Enthousiasme constitue le second volet (Cahiers rouges, Grasset, 2006). Extrait du livre : Un homme aux cheveux rouges La première personne que je rencontre sur la terre est un homme aux cheveux roux coupés en brosse, avec des yeux de porcelaine et un visage de buveur d’eau. Un air de grande bonté règne sur tous ses traits et éclaire son regard, encore juvénile, malgré ses trente-quatre ans. Sa peau est très blanche, et striée sur toute la longueur du front de rides profondes, cicatrices parallèles nées d’une mélancolie dont je soupçonne qu’elle n’est pas native. Il répond au prénom de Martial, qui lui va fort mal, avec sa façon de ne jamais élever la voix, ses gestes paisibles et cet apprêt de douceur qu’il porte sur toute sa personne. Pourtant ni faiblesse ni mièvrerie. Il regarde en face, les sourcils rouges savent se hérisser, et un geste, parfois, trahit quelque souterraine impatience. Il fume beaucoup et ne quitte guère son paquet de Gauloises. L’index et le majeur de sa main droite sont vernis de nicotine. Je remarque des traces de craie sur ses doigts. Ce n’est pas une craie humide comme celle qui macule parfois les vêtements des vignerons remontant de leur cave, mais une poussière de tableau noir. Il quitte la salle où je me trouve et rejoint quelques-uns de ses amis dans une pièce voisine. Ils l’accueillent avec des cris de joie et lui offrent un demi-muid de vin pour fêter ma naissance. Cet homme heureux qui répond à la joie d’un sourire alarmé est l’instituteur de leur village, Le Mesnil-sur-Oger. Mon père. Il y avait peu de secrets dans sa vie. Son âme était claire ; il consacrait ses journées à son travail, à ses élèves. Son ambition était de vivre d’honnête façon, là où il était sans rien envier. Je me suis aperçu, après sa mort, que je ne savais presque rien de sa jeunesse. Il n’en parlait jamais.