Élisa

Si Jacques Chauviré n’est pas un inconnu – il a été découvert par Albert Camus, a publié plusieurs roman chez Gallimard et les éditions Le Dilettante rééditent aujourd’hui certains de ses écrits, comme le troublant Passage des émigrants -, son nom ne doit pourtant pas dire grand-chose aux jeunes lecteurs. Peut-être cette injustice va-t-elle être réparée avec la publication aux éditions « Le Temps qu’il fait » d’Elisa, bref roman de 77 pages aussi sobres que sensuelles, aussi classiques que violentes. L’histoire en deux mots : En 1920, Jacques Chauviré a cinq ans et découvre ses premiers émois érotiques au contact d’une jeune bonne de dix-huit ans, Elisa… Dans la maison familiale, où le bambin vit dans le culte du père mort au champ d’honneur, entouré de femmes plutôt rustiques, l’arrivée de la jeune fille va avoir sur lui des vertus pour le moins tonifiantes. Au regard des goûts littéraires du temps et de la violence pornographique dont maints auteurs font leur miel aujourd’hui, Elisa pourra paraître un brin daté, voire désuet. Il n’en est rien. Car derrière le classicisme extrême de la prose de celui qui fut médecin de campagne pendant un demi-siècle se cache un éros implacable ainsi qu’une vision tragique de l’existence qui n’épargne rien ni personne. Celle-ci affleurera de manière bouleversante à la fin du livre quand le médecin Chauviré retrouvera par hasard Elisa au seuil de la mort, dans les années 1970, dans une maison pour personnes âgées… en qualité de patiente, cette fois, prête à lui faire quelques révélations sur la nature d’une relation qui l’aura elle aussi marquée à jamais. Dans ce beau roman où « on en revient toujours au sein et au lait » – ceux de Maman et d’Elisa -, le lecteur sera amené à réfléchir sur la dimension et l’enjeu autobiographique de toute œuvre. Ici, nul besoin de finasser sur l’identité du narrateur. Jacques Chauviré, au soir de sa vie, est tout entier dans son texte, redevenu avec joie un enfant-vieillard lucide et serein. Apaisé, aussi peut-être, d’avoir enfin mis en mot cette passion qui n’est plus, dans ce qui s’apparente à un magnifique roman d’amour, denrée si rare aujourd’hui. Il y avait toujours beaucoup de femmes autour de moi à la maison : maman, grand-mère, Marguerite, une cousine âgée de mes grands-parents, surnommée ” la Coucou “. Toutes, sauf grand-mère, m’étaient favorables. Et maintenant, en plus, il y avait Elisa que je ne quittais guère. Elle eut, un soir, comme je montais me coucher, la faiblesse de m’embrasser. Je ne fus qu’à peine étonné. Dans les jours qui suivirent il m’arriva d’aller quêter auprès d’elle mon baiser du soir. Au fil des jours cela me devint nécessaire. J’étais, me semblait-il, mieux qu’un compagnon. Il y avait toujours beaucoup de femmes autour de moi à la maison : maman, grand-mère, Marguerite, une cousine âgée de mes grands-parents, surnommée ” la Coucou “. Toutes, sauf grand-mère, m’étaient favorables. Et maintenant, en plus, il y avait Elisa que je ne quittais guère. Elle eut, un soir, comme je montais me coucher, la faiblesse de m’embrasser. Je ne fus qu’à peine étonné. Dans les jours qui suivirent il m’arriva d’aller quêter auprès d’elle mon baiser du soir. Au fil des jours cela me devint nécessaire. J’étais, me semblait-il, mieux qu’un compagnon. «Un petit garçon dont le père est mort à la guerre éprouve une vive attirance pour une jeune servante, Élisa. Une attirance qui n’eut pourtant d’autre destin que de naître et qui se rappelle aujourd’hui au souvenir d’un très vieil homme, l’auteur lui-même, soucieux d’évoquer ce premier amour avant de disparaître. La pureté de son style a quelque chose d’inouï, parfait miroir d’une conscience en paix.»