La Peur bleue

Ce livre n’est pas – ou pas seulement 6 ce qu’on en raconte ici et là pour le rendre “digérable”, anodin : un règlement de comptes avec Canal+ de la part d’un homme qui a vécu chaque soir, pendant deux ans, un enfer, un harcèlement moral constant le rendant malade – jusqu’au malaise physique. C’est le journal de bord d’un rescapé, d’un échappé, non pas de l’image que tenta d’imposer de lui sa marionnette des “Guignols”, mais de la frénésie de l’apparence, du toc et de la dérision généralisée que distille, de manière plus ou moins voilée, une certaine télévision … Guillaume Durand, dans ce “journal” un peu décousu, à la fois confession et Mémoires, entremêle ses souvenirs de jeune homme, de journaliste, et la dernière période de sa vie, celle de Canal+, qui a suscité sa mise en doute de tout l’univers médiatique actuel. On devrait certainement faire lire ce texte dans les écoles de journalisme pour méditer l’une de ses conclusions : “Les médias (télé et presse confondues) ont promu cette nouvelle race d’envahisseurs à portable qui se repaît de la vie des autres, attendant leurs échecs comme on déguste le motard écrasé contre une balustrade.” Finalement, sauvé sans doute par le goût de l’art que lui ont donné ses parents, marchands de tableaux, Guillaume Durand plaide pour la résistance de la culture à “la dérision de la toute-puissante télévision” (mais s’inquiète pour la politique, atteinte au plus profond par cette dérision) … Ayant eu le sentiment d’être manipulé, écrasé, dépossédé de son identité et de son métier par une énorme machine folle d’elle-même, Guillaume Durand a trouvé, dans ce livre qu’il écrit avec modestie, un refuge. Le lieu où dire son sentiment de défaite – “Toutes les vies de journalistes sont des défaites annoncées” -, ses espoirs, ses convictions aussi : “Aujourd’hui, si la révolte existe, elle s’exprime essentiellement dans les arts de la solitude. Là où on n’a pas besoin de lumières, de studios, de journalistes, d’acteurs, de scénaristes et de montagnes de dollars ou d’euros pour faire fonctionner le tout.” Le peintre seul dans son atelier, l’écrivain seul avec sa phrase : des personnes incontrôlables, qui ne sont pas menacées par “la peur bleue”. “Histoire simple, violente, vraie. D’époque. Je suis un journaliste imparfait, ni pire, ni meilleur qu’un autre. Après avoir arbitré le débat des élections présidentielles en 95, s’est offerte à moi la possibilité d’accéder à ce que je croyais être le paradis : Canal +. J’ai d’abord été surpris, j’ai résisté, puis flatté, j’ai cédé. Les deux premiers mois furent agréables – n’étions-nous pas en famille ? Par la suite, vous avez le choix, pour l’ambiance, entre Les chiens de paille, Reservoir Dogs, ou Mirabeau poursuivant Sade dans les couloirs des prisons du XVIIIe siècle… Au centre de l’action, les Fouquier-Tinville du rire : le Guignol’s Band et leur mentor, alias le Tueur du Brabant, incarnation personnifiée de la formule la plus célèbre de ces vingt dernières années : “Responsable mais pas coupable.” Ceci n’est pas un livre contre une chaîne – que j’aime beaucoup. Ce sont, surtout, des phrases contre l’inhumanité de quelques pitbulls. Je ne crache pas dans la soupe, je ne sombre dans aucun narcissisme. D’ailleurs, jusqu’à quarante-sept ans, je n’ai pas écrit un seul paragraphe en dehors de mon métier, tant la littérature de télévision me fait horreur. Mais il y a un moment où la théologie de la dérision et du poujadisme doit se heurter à quelques mots. Et à ce journal de bord qui, heureusement, a aussi d’autres horizons…” G.D. Guillaume Durand est journaliste. La peur bleue est son premier livre. Du 8 février 1999 au 15 janvier 2000, le journal de bord d'”un rescapé d’une nature assez dangereuse : les fragiles”. L’itinéraire d’un enfant gâté, un petit gars doué cherchant son destin désespérément qui, professeur agrégé, renonça à l’éducation nationale pour échapper au prévisible et vivre une aventure. L’aventure, il la trouvera, à Europe 1 et à Canal +. Un univers impitoyable dont Guillaume Durand, éphémère patron de l’émission Nulle Part Ailleurs, la vitrine de Canal +, sera chassé sans autre préambule qu’un filet dans le magazine Voici… Les infortunes d’un “journaliste fragile et âmeux” contées sur un ton acidulé et un verbe trempé, stigmatisant ici la prétention culturo-révolutionnaire et le manque de lucidité d’une génération qui “assimile n’importe quel guitariste à Rimbaud”, dénonçant la cour médiatique et ses courtisans, metteurs en scène de la vacuité qu’ils nous servent pour de l’avant-gardisme. Canal + en tête, qui n’est que l’illusion d’une autre TV. Au coeur de ce brillant coup de gueule, émaillé de multiples références et réflexions, beaucoup de bleus à l’âme et, surtout, la peur bleue, celle de manquer des mots pour exprimer l’angoisse. Les mots sont bien là pour ce premier livre, pour le plus grand plaisir du lecteur. –Anne Barrat