Mozart et Salieri

Face à face des deux musiciens, de l’élève et du maître, la pièce se termine sur l’assassinat de Mozart par Salieri (1750 – 1825). Alexandre Pouchkine s’est donc emparé de la rumeur concernant un empoisonnement «physique» de Mozart par Salieri : «petite tragédie» où l’envieux professeur se croit investi de la mission de supprimer le génial compositeur occupé à réduire tous ses confrères au silence. 150 ans plus tard, Milos Forman (et avant lui la pièce de Peter Shaffer dont le film est inspiré), présente dans le splendide et dramatique Amadeus (1984) un Salieri empoisonneur «moral» de Mozart. Comme l’écrit très justement Jean-Pierre Pisetta dans sa postface : «Peter Shaffer n’aurait peut-être jamais écrit sa pièce – qui n’aurait alors jamais conduit au triomphe du film de Forman – s’il n’avait eu connaissance des deux petites scènes écrites par le poète un siècle et demi plus tôt.» Ce texte méritait de paraître enfin dans un volume qui lui fut entièrement consacré. Les commentaires de Jean-Pierre Pisetta qui accompagnent sa (nouvelle) traduction s’efforcent de démêler le vrai du faux sur la thèse de l’empoisonnement ainsi que d’informer le lecteur sur la pièce elle-même et son auteur. Extrait du livre : Une chambre Salieri On dit qu’il n’y a pas de justice sur la terre. Mais il n’y en a pas davantage au ciel. Pour moi, cela est aussi clair qu’une simple gamme. Je suis né avec l’amour de l’art. Enfant, quand s’élevaient les sons de l’orgue dans notre vieille église, je tombais en extase, des larmes irrépressibles et suaves inondaient mes joues. J’ai rejeté bien vite les divertissements stériles. Tout enseignement étranger à la musique me répugnait et je m’en suis détourné obstinément et dédaigneusement pour me consacrer à la musique seule. Le premier pas est pénible et ennuyeux le premier chemin. Mais, l’un après l’autre, j’ai franchi tous les obstacles. L’artisanat me semblait être le piédestal de l’art et je suis devenu artisan : j’ai doté mes doigts d’une agilité docile et austère et mon oreille de justesse. Après avoir ôté la vie aux sons, j’ai dépecé la musique comme un cadavre. J’ai décortiqué l’harmonie au moyen de l’algèbre. C’est alors que, passé maître dans la théorie, j’ai voulu m’adonner aux délices du rêve créateur. Je me suis mis à créer, mais en silence, mais en secret, n’osant encore penser à la gloire. Souvent, après être resté deux, trois jours, dans ma cellule silencieuse, oubliant sommeil et repas, goûtant à l’enthousiasme et aux larmes de l’inspiration, je brûlais mon travail et regardais froidement les idées et les sons que j’avais enfantés s’envoler lestement en fumée. Que dis-je ? Quand le grand Gluck est apparu et qu’il nous a révélé de nouveaux secrets (de profonds, de captivants secrets), n’ai-je pas rejeté tout ce que j’avais appris jusque-là, ce que j’avais tant aimé, ce en quoi j’avais cru passionnément, et ne l’ai-je pas suivi avec l’entrain et la résignation de l’égaré qu’un passant envoie dans une nouvelle direction ? Par une persévérance redoublée et intense, j’ai finalement atteint les hauteurs de l’art sans limites. La gloire me souriait, le coeur des gens battait au rythme de ma musique. J’étais heureux : je jouissais paisiblement de mon travail, de mes succès, de mon triomphe, ainsi que des travaux et des succès de mes amis, de mes compagnons de route dans cet art sublime. Non ! je n’avais jamais connu l’envie, oh non, jamais !